Les traducteurs sont bien dans le paradigme du transfert évoqué plus haut. Ils se contentent de transférer le sens lexical d’une langue à l’autre en espérant que le lien organique qui unissait les termes dans l’original se reconstitue comme par miracle une fois le voyage terminé. Il n’en va pas ainsi. Un texte est plus que la somme de ses constituants, et une traduction beaucoup plus que celle de ces constituants ainsi transportés, au nom d’une équivalence factice, dans une autre langue, une autre culture. Comment expliquer le choix insensé de traduire the stars are not wanted now par « on ne veut plus d’étoiles désormais », sinon comme l’application aveugle d’une sorte de règle de passage d’une langue à l’autre, venue de Vinay et Darbelnet et vulgarisée par des manuels de « version », selon laquelle le passif anglais « se traduit » par le « on » français ?

Ce choix de traduction est en réalité un non-choix : non-choix de comprendre et, partant, non-choix de traduire, d’écrire un vrai texte, de « traduire-texte », comme dirait Henri Meschonnic.

Mais il y a pire. Une traduction peut souffrir quelques approximations mais elle ne vaut rien, elle vaut même à vrai dire moins que rien, si elle ne repose sur aucune cohérence. La présente traduction a beau être parfaitement cohésive en surface (la syntaxe n’est pas fautive, les mots sont liés entre eux de manière grammaticale, etc.), elle n’est pas cohérente au plan conceptuel : les éléments du texte ne renvoient souvent à rien, à aucune image, aucune logique précises. Les traducteurs ont cru pouvoir faire l’économie de l’interprétation du texte. Voulant sans doute rester invisibles, ils n’en sont que plus visibles, mais pour les mauvaises raisons. Alors, comment faire ? Je crois qu’on peut affirmer aujourd’hui qu’il est impossible de produire une traduction satisfaisante sans une réflexion théorique sur le texte et sur l’acte même de traduire. Les traducteurs dignes du nom font de la traductologie sans le savoir. Chez eux, le métier fait office de théorie, le métier, c’est-à-dire une accumulation empirique mais systématique de techniques d’interprétation et de reconstruction du sens.

Extrait de On achève bien Auden. De l’interprétation à la traduction

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